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lors qu’il avait 14 ans, son prof d’histoire du collège lui raconta un épisode tragique de la vie de René Robert Cavelier de la Salle, explorateur français bien plus célèbre aux États-Unis et au Canada qu’en France.
Cela remonte à 1679. Sous licence et patente du roi Louis XIV, le Sieur de la Salle tentait de trouver l’entrée du fleuve Mississippi et un passage vers l’Orient. En même temps il construisait des forts et collectait des fourrures pour financer ses explorations. Pour transporter ces fourrures, il avait construit, en amont des chutes de Niagara, un bateau en bois d’environ dix mètres de long : le Griffon. Le 7 août 1679, le Griffon quitte Niagara et traverse le lac Erié pour Détroit, puis Saint-Ignace et enfin l’île de Washington sur le lac Michigan. Le 18 septembre, La Salle renvoie à Niagara le Griffon chargé d’environ 3000 kilos de fourrure, d’outils et de marchandises, avec six marins à bord. On ne les a plus jamais revus.Steve Libert était fasciné par la tête du griffon, cette bête mythique qui protégeait contre le mal - et par le bateau qui portait son nom. « Je voudrais le retrouver un jour », dit-il à son prof. Il commence à rechercher l’histoire pendant son temps libre. « Il n’y avait vraiment pas grand-chose. C’était avant Internet et même depuis l’invention d’Internet ce genre d’information ne s’y trouve pas. Il fallait se plonger dans les vieux papiers, le journal de La Salle et les archives françaises ».
Durant des années, les recherches de Steve ont avancé lentement. Il sait, d’après le journal de La Salle, et des témoignages des indigènes consignés dans le journal d’un père missionnaire, qu’il y a eu un orage la veille du départ du Griffon – mais aussi qu’il a fait beau le jour même du voyage. Il sait qu’il n’y a pas moins de 7000 épaves dans le lac Michigan, à cause d’une météo souvent dangereuse et traîtresse. « La même question me taquinait toujours – pourquoi le Griffon n’est-il pas revenu ? » dit Steve. Il visite les lieux, navigue sur le lac et remarque que l’action des vagues dure longtemps après un orage. Une réponse commence à se formuler dans sa tête. « Vu de la terre, les vagues paraissent petites. Je pense que le Griffon est parti, mais que la houle grandissait toujours. Il s’est cassé parce que le courant l’a poussé sur un banc de sable, où il a sombré rapidement. » Un sonar indique effectivement une anomalie dans une zone possible, près de l’île d’où La Salle a vu son bateau pour la dernière fois. Pendant un mois de l’été 2001, Steve Libert et son équipe campent sur cette petite île du lac Michigan et plongent deux ou trois fois par jour dans les eaux froides et turbides. « C’était le dernier jour, avec la dernière bouteille », raconte Steve, « un des plongeurs m’a dit que le courant le ramenait toujours au même endroit. Je me disais que ça devrait être un courant circulaire, alors j’ai décidé de jeter un dernier coup d’œil en étendant la zone de recherches. J’étais largement sur réserve quand j’ai vu un gros bout de bois qui émergeait de la vase. J’ai à peine eu le temps de le marquer, puis je suis remonté – je ne sais comment – pour découvrir que le compresseur était en panne. Plus d’air – plus de plongées ! » Il fallut attendre l’hiver 2002 pour pouvoir repasser sur la zone avec une caméra sous-marine. Entre-temps, le lac Michigan s’était fait envahir par des moules zébrées qui ont considérablement clarifié ses eaux. Steve et son équipe pensent d’abord que l’objet qui dépasse du fond est un mât en bois, puis penchent plutôt pour un beaupré, assez primitif, qui ne contient aucun morceau métallique. L’équipe plonge sur l’épave et ramène un échantillon pour une datation par analyse de carbone 14. Les résultats ne sont pas concluants, mais n’excluent pas l’idée que l’épave ait l’âge du Griffon. En 2003, Steve emmène un groupe de scientifiques et d’archéologues sur l’épave avec une caméra infrarouge. « Je pense qu’ils s’attendaient à voir un bateau entier. L’un d’eux m’a dit : ‘je ne vois pas d’épave, seulement un vieux tronc d’arbre qui dépasse’. C’est vrai que nous pourrions apprendre tant de choses si on pouvait la fouiller. Nous ne connaissons presque rien sur la construction de bateaux à cette époque. Nous ne savons même pas sur quelle rive il a été construit. » Et depuis ? Pourquoi cette histoire n’a pas encore de conclusion ? Ce n’est pas une question de trésor, ni de gros sous, mais entièrement politique. Steve Libert est expert en renseignements obtenus par analyse photographique. Seul lui et ses proches savent où est située précisément l’épave. Pour fouiller l’épave, il faut obtenir des autorisations et pour cela, il faut que l’État du Michigan accepte que l’épave existe – un concept qu’ils ont refusé jusque-là, en demandant que Steve leur livre d’abord sa situation précise. Ce qui complique l’affaire encore plus, c’est le fait que le Griffon soit un bateau français appartenant à la France. Mais les Français, ignorant pour la plupart l’histoire de l’exploration des Grands Lacs et les expéditions du Sieur de la Salle, n’ont pas encore réclamé l’épave. Ce petit résumé ne peut refléter le travail effectué par Steve Libert pour retrouver la bête mythique qui le hante depuis près de trente ans, ni expliquer les étrangetés du système judiciaire de l’État du Michigan. Mais il peut vous donner envie de découvrir une petite partie de l’histoire de France enfouie sous la vase d’un grand lac américain. Et, c’est promis, on vous tiendra au courant si c’est vraiment le Griffon ! Pour visionner les vidéos de l’expédition.Photos : Great Lakes Exploration Group
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